L’INFINI TURBULENT
Tamar Kasparian
Du végétal au minéral, le travail de Tamar Kasparian est fait d’obsessions.
Hantée par le végétal et les racines lointaines, happées par de petits détails de souvenirs d’enfance, obsédée par un lieu et le vent qui y souffle, par une vue, par un bout de rocher redessiné 1000 fois, envoutée par des pierres, des textures et par le, les papiers  …
« Créer non pas pour savoir qui l’on est, mais peut-être pour savoir en quoi, en qui l’on est en train de se transformer. Les dessins de Tamar sont  une description expérimentale d’une mutation. Pendant ce processus sans fin, qu’est-on ? Un devenir-végétal dont les racines s’éparpillent en même temps qu’elles assurent leur emprise, un être vivant serein tel un arbre au contour net mais dont l’intérieur bouillonne, un espace vide marqué par l’empreinte d’un être absent. Etrange sentiment d’aspiration et de vertige que fait naître ce vide et étrange sentiment contraire et aussi vigoureux, de plein, d’abondance, d’intensité, lorsque les fonds du dessin saturent l’espace disponible et le transforme en matrice d’énergies. » C.L.
La série « L’Infini Turbulent »
“Je commence à être entraîné dans une sorte de tournoyant carrousel. (…)  Eclaboussement de blanc crayeux. »
« De toutes parts fusent des sortes de sources blanches. (…)
Dans la tempête du blanc. Je dois faire quelque chose avant que ce blanc n’opère le hachage complet de ma volonté et de mes possibilités de décision. (…) Ce blanc est excessif, ce blanc m’affole, je n’y vois aucune forme. (…)
Une fois lancé, quelle résistance a ce blanc. Le blanc ne me laisse pas tranquille. Le blanc est à l’avant-plan. Le blanc pousse de tout côté. Je ne peux plus rien mettre entre le blanc et moi. »
Extraits de « L’infini Turbulent », Henri Michaux, 1957
Le point de départ de cette série est une recherche basée sur le mouvement, les forces, … du mouvement lent de la croissance d’un arbre sculpté par les vents au mouvement plus rapide des océans, régulier comme les marées, turbulent comme les vagues et la houle.
Mouvement à la fois chaotique et à la fois répété à l’infini.
Il s’agit d’une recherche hantée par le chaos, un travail sur les forces et non limité à la recherche de la forme parfaite de la vague.
Chaos, dans le sens de surabondance de données, de la confusion générale des éléments de la matière, « bordel »  dans lequel je recherche la texture du vivant ou plutôt son équivalence artistique (ce qui m’apaise).  Les forces en jeu y ajoutent une dimension de lutte,  de batailles des éléments naturels  mais qui probablement reflètent également celles notre société et mon impuissance.
« L’être déchiré, en dentelles, cherchant vainement la psychosuture. »
 Extraits de « L’infini Turbulent », Henri Michaux, 1957
Cette série « L’Infini Turbulent », reflète la façon dont je ressens le monde extérieur mais également mon monde intérieur et ses bouleversements.  L’identité y est appréhendée, non pas comme somme figée d’éléments mais plutôt comme dynamique parcourue par des forces, en perpétuel mouvement, une infinité de possibles.
Cette recherche a évolué au fil du temps.  Des vagues et du vent, elle est passée aux profondeurs sous-marines et la mer est devenue matrice de création.
De la nature, la mer, l’océan, de  l’élément naturel qu’est l’eau,  cette série de dessins est allée instinctivement  vers l’organique,  l’eau du corps, de la femme, mère, vers un bouillonnement intérieur.
La figuration s’est transformée petit à petit en abstraction …et le dessin sort parfois du papier ou de la toile en 3 dimensions.
Le début... sélection de dessins et encres sur papier 2015 et 2016 :
“ Rafales, petites rafales d’un blanc violet.
Je ne me laisse pas entraîner.
Courez toutes seules, vous m’agacez. »
« Vitesse
L’après-midi des trente mille absences
Scintillation d’absences »
« On existe par infiniment de présences de suite. Succession inouïe, et déjà des multitudes de moments sont passés et continuent de passer depuis cette réflexion, ( …) »
« Punctiforme. Espace à points. Temps à points. »
« Singularité du silence. Une pause, comment trouver une pause dans tout mon univers fourmillant qui n’en a pas une, qui n’a pas l’oasis d’une seule seconde entière ? »
Extraits de « L’infini Turbulent », Henri Michaux, 1957
Les techniques et matériaux
Les papiers comme jeux de transparence, de pli et de superpositions
Le papier  et le crayon sont la base de mon travail. L’expérimentation sur différents types de papiers m’a menée vers le papier japonais traditionnel. La  finesse, la fragilité, les différents niveaux de transparence, les  fibres naturelles de ces papiers guident mon travail.   Feuilles de papier qui cachent, qui couvrent, qui  voilent et dévoilent mais aussi l’illusion créée par le dessin de feuilles pliées, dépliées qui montrent et révèlent certains plans  plus ou moins en profondeur dans mes jardins secrets marins. 
La texture de ces papiers fabriqués  au Japon (washi)  avec de la pulpe de mûriers ( kozo) et de bambous me ramène  au végétal alors que leur légèreté qui les fait voler au moindre souffle me permet de jouer avec le vent.  Ces thèmes obsessionnels de mon travail se retrouvent à la fois dans les dessins mais dans la structure même des papiers que je choisis.
"Infini Turbulent IV" – details - pencil, black stone, watercolor pencil, Indian ink, graphite, acrylic on paper Shunyo 19gr- 2018 - 63 x96 cm

L’empreinte comme  geste et matrice de création
Le procédé de l’empreinte, qui semble rudimentaire, est essentiel pour moi.
L’empreinte est à la fois objet et processus. C’est un acte « technique » qui suppose le contact, un contact presque charnel avec les lieux, substrats, sols, pierres ou objets.
Comme une danse, chaque dynamique, chaque geste a son importance.
Ce processus de l’empreinte est une forme de création par le touché qui ne place pas l’œil au centre mais la main. Il n’y a pas de prise de distance, de détachement par rapport à la matière.
D’où l’importance du faire, de l’expérience, des expérimentations sur et avec différents textures, matières, papiers, crayon, graphites, pierre noire etleurs plasticité, sensibilité, densité, grain, etc… dans le cadre de cette recherche.
Les empreintes créées à partir d’un même objet (feuille, tronc, écorce, objet, rue, sol, mur…) ne sont jamais identiques. Le processus engendre une marge d’indétermination qui fait que chaque matrice ainsi créée est différente.
Il y a dans cette procédure de l’incontrôlabilité, un hasard, des failles non maîtrisées … une éventualité qui laisse place à la création.
Les empreintes que je relève, me servent donc de matrice de création.  Dans le désordre de ces traces, dans le chaos initial fruit  de la rencontre des matières, je recherche l’ordre du signe, le sens, les forces en jeux et donc les mouvements. 
Cette recherche picturale est peut-être une forme de lecture de la trace (suivre sa piste), de l’empreinte qui lui donne sens à mes yeux et m’apaise.  C’est en tout cas une recherche de la texture du vivant car la trace ou l’empreinte est souvent conjuguée avec la notion de blessure.
Comment remplir ces creux laissés par l’empreinte ? Faut-il les remplir et d’où me vient ce besoin de les rendre visibles ?  Dans ce travail du négatif, comment laisser justement parler les blancs, le vide ?
Voilà les questions que je me pose et me poserai tout au long de ce processus et qui sont déjà depuis des années présentes au cœur de ma démarche artistique.

Le modelage et la création en 3 dimensions
La création de ces paysages ou jardins aquatiques à l’argile, en 3 dimensions, que j’appelle « Inside », vient de l’envie de créer de petits univers où, non seulement l’œil, mais également le corps peut entrer.
Ces jardins aquatiques se rapprochent de la notion d’hétérotopie de Michel Foucault, des « sortes d’utopies effectivement réalisées »,  « sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables. »
« (…) peut-être est-ce que l’exemple le plus ancien de ces hétérotopies, en forme d’emplacements contradictoires, l’exemple le plus ancien, c’est peut-être le jardin. Il ne faut oublier que le jardin, étonnante création maintenant millénaire, avait en Orient des significations très profondes et comme superposées. Le jardin traditionnel des persans était un espace sacré qui devait réunir à l’intérieur de son rectangle quatre parties représentant les quatre parties du monde, avec un espace plus sacré encore que les autres qui était comme l’ombilic, le  nombril du monde en son milieu, ( c’est là qu’était la vasque et le jet d’eau) ; et toute la végétation du jardin devait se répartir dans cet espace, dans cette sorte de microcosme. (…) Le jardin, c’est la plus petite parcelle du monde et puis c’est la totalité du monde. Le jardin, c’est depuis le fond de l’Antiquité, une sorte d’hétérotopie heureuse et universalisante. »
Extraits de Michel Foucault, Dits et écrits 1984, Des espaces autres (conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967), in Architecture, Mouvement, Continuité, n°5, octobre 1984, pp.46-49
Cette flore aquatique où je tente de créer une impression de mouvement, est aussi une flore intérieure.

You may also like

Back to Top